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On supposa au départ que c’était par haine que Rashek persécutait la religion terrisienne. Mais à présent que nous le savons lui-même terrisien, il paraît curieux qu’il ait ainsi cherché à éliminer cette religion. Je soupçonne un lien avec les prophéties sur le Héros des Siècles. Rashek savait que le pouvoir de Sauvegarde finirait par revenir au Puits de l’Ascension. S’il avait laissé survivre la religion terrisienne, alors peut-être que quelqu’un – un jour – parviendrait jusqu’au Puits et prendrait le pouvoir, puis s’en servirait pour vaincre Rashek et renverser l’empire. Il cacha donc toutes les connaissances se rapportant au Héros et ce qu’il était censé accomplir, espérant garder pour lui seul le secret du Puits.
— Vous n’allez pas tenter de m’en dissuader ? demanda Elend, amusé.
Ham et Cett échangèrent un coup d’œil.
— Pourquoi nous ferions ça, Elend ? demanda Ham, qui se dressait à l’avant du bateau.
Au loin, le soleil se couchait et les brumes commençaient déjà à se rassembler. Le bateau tanguait doucement, et les soldats s’affairaient sur la rive, se préparant pour la nuit. Il s’était écoulé une semaine depuis que Vin était allée en reconnaissance à Fadrex, et elle n’était toujours pas parvenue à se faufiler dans la cachette de fournitures.
Le soir du prochain bal était arrivé, et Elend et Vin comptaient y assister.
— Je vois bien deux ou trois raisons qui pourraient vous pousser à protester, déclara Elend en comptant sur ses doigts. Tout d’abord, il n’est pas très judicieux de m’exposer à un risque de capture. Deuxièmement, en me dévoilant lors de cette fête, je montrerai que je suis Fils-des-brumes, ce qui confirmera des rumeurs auxquelles Yomen ne croit peut-être pas. Troisièmement, je rassemblerai nos deux Fils-des-brumes au même endroit, où il sera facile de les attaquer – ce qui n’est forcément pas une bonne idée. Enfin, il y a le fait que nous rendre à un bal en plein milieu d’une guerre est complètement dément.
Ham haussa les épaules et s’appuya d’un coude contre la rambarde du pont.
— Ce n’est pas si différent de la fois où vous avez pénétré dans le camp de votre père pendant le siège de Luthadel. Sauf que vous n’étiez pas Fils-des-brumes à l’époque, et que vous n’occupiez pas une position politique aussi importante. Yomen serait cinglé de s’en prendre à vous – il doit bien savoir que si vous vous trouvez dans la même pièce que lui, il est lui-même en danger de mort.
— Il va s’enfuir, déclara Cett depuis son siège. La fête prendra fin dès l’instant de votre arrivée.
— Non, répondit Elend. Je ne crois pas.
Il se retourna en direction de leur cabine. Vin était toujours en train de se préparer – elle avait demandé aux tailleurs du camp de modifier l’une des robes des filles de cuisine. Elend s’inquiétait. Aussi réussi que puisse être le résultat, il paraîtrait déplacé comparé aux somptueuses robes de bal.
Il se retourna vers Cett et Ham.
— Je ne crois pas que Yomen prendra la fuite. Il doit bien savoir que si Vin voulait le tuer, elle attaquerait son palais en secret. Il s’efforce d’agir comme si rien n’avait changé depuis la disparition du Seigneur Maître. Quand nous arriverons au bal, il pensera que nous sommes disposés à faire semblant comme lui. Il restera pour voir s’il peut tirer le moindre avantage à nous rencontrer selon ses termes.
— Cet homme est un crétin, déclara Cett. J’ai du mal à croire qu’il veuille que les choses redeviennent comme avant.
— Au moins, il cherche à exaucer les souhaits de ses sujets. C’est là où vous vous êtes trompé, Cett. Vous avez perdu votre royaume dès l’instant où vous êtes parti parce que vous vous moquiez bien de chercher à faire plaisir à qui que ce soit.
— Un roi ne doit faire plaisir à personne, aboya Cett. C’est lui qui possède l’armée – donc c’est à lui que les autres doivent faire plaisir.
— En fait, intervint Ham en se frottant le menton, cette théorie ne peut pas être exacte. Un roi doit bien faire plaisir à quelqu’un – après tout, même s’il comptait obliger tout le monde à lui obéir, il faudrait tout de même qu’il fasse au moins plaisir à son armée. D’un autre côté, j’imagine que si l’armée se satisfait qu’on la laisse brutaliser les gens, vous avez peut-être raison…
Ham laissa sa phrase en suspens, l’air songeur, et Cett se renfrogna.
— Il faut vraiment que vous preniez tout comme une saleté d’énigme logique ? demanda-t-il.
Ham continua simplement à se frotter le menton.
Elend sourit et jeta de nouveau un coup d’œil à sa cabine. C’était agréable d’entendre Ham redevenir lui-même. Cett protestait aux commentaires de Ham presque autant que Brise lui-même. En fait… C’est peut-être pour ça que Ham est tellement porté sur ses petits jeux de logique ces temps-ci, songea Elend. Il n’y avait plus personne pour protester dans les parages.
— Donc, Elend…, reprit Cett. Si vous mourez, c’est moi qui prends les commandes, c’est bien ça ?
— C’est Vin qui commandera s’il m’arrive quelque chose, répondit Elend. Vous le savez bien.
— D’accord, rétorqua Cett. Et si vous mourez tous les deux ?
— Sazed vient juste après Vin dans l’ordre de succession, Cett. Nous en avons déjà parlé.
— Oui, mais pour l’armée ? demanda Cett. Sazed est parti à Urteau. Qui dirige ces hommes jusqu’à ce qu’on le rejoigne ?
Elend soupira.
— Si, d’une manière ou d’une autre, Yomen parvient à nous tuer tous deux, Vin et moi, alors je vous suggère de vous enfuir – car en effet, ce sera vous qui commanderez ici, et le Fils-des-brumes qui nous aura tués risquera de s’en prendre ensuite à vous.
Cett sourit d’un air satisfait, mais Ham parut songeur.
— Vous n’avez jamais voulu de titre, Ham, observa Elend. Et toutes les positions de pouvoir que j’ai pu vous donner vous irritaient.
— Je sais, répondit-il. Mais… et Demoux ?
— Cett a davantage d’expérience, répondit Elend. C’est un homme bien meilleur qu’il ne veut le faire croire, Ham. J’ai confiance en lui. Il faudra vous en contenter. Cett, si les choses tournent mal, je vous charge de retourner à Luthadel et de chercher Sazed pour le prévenir qu’il est empereur. Maintenant, je crois que…
Elend s’interrompit lorsque la porte de sa cabine s’ouvrit. Il se retourna, affichant son plus beau sourire consolateur, puis se figea.
Vin se tenait sur le pas de la porte, vêtue d’une stupéfiante robe noire aux garnitures d’argent et à la coupe moderne. Elle parvenait curieusement à paraître assez près du corps malgré la jupe évasée garnie de jupons. Ses cheveux d’un noir de jais, qu’elle portait souvent attachés, étaient lâchés et lui arrivaient à présent à la clavicule, soigneusement taillés et très légèrement ondulés. Elle portait pour tout bijou sa boucle d’oreille très simple, celle qu’elle avait reçue de sa mère lorsqu’elle était enfant.
Il la trouvait toujours belle. Et pourtant… depuis combien de temps ne l’avait-il pas vue en robe de bal, coiffée et maquillée avec soin ? Il voulut dire quelque chose, formuler un compliment, mais sa voix s’étrangla.
Elle s’avança d’un pas léger et lui déposa un baiser furtif.
— J’en déduis que j’ai réussi à l’enfiler correctement. J’avais oublié comme les robes pouvaient être pénibles. Et le maquillage ! Très franchement, Elend, je ne te laisserai plus jamais te plaindre de tes costumes.
Près d’eux, Ham gloussait. Vin se retourna.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ah, Vin, répondit Ham, qui se laissa aller en arrière et croisa ses bras musclés, depuis quand as-tu grandi à ce point ? J’ai l’impression qu’il y a encore une semaine, tu rôdais partout en te cachant dans les coins, avec ta coupe de garçon et tes manières de souris.
Vin sourit d’un air affectueux.
— Tu te rappelles quand on s’est rencontrés ? Tu m’as prise pour un trait d’union.
— Brise a failli tomber dans les pommes quand il a découvert qu’on parlait à une Fille-des-brumes depuis tout ce temps ! Franchement, Vin. Des fois, j’ai du mal à croire que tu sois la même petite fille effrayée que Kelsier a embauchée dans la bande.
— Ça remonte à cinq ans, Ham. J’ai vingt et un ans maintenant.
— Je sais, répondit-il en soupirant. Tu me rappelles mes propres enfants, qui sont devenus adultes avant que j’aie eu le temps de les connaître gamins. En fait, je crois que je vous connais mieux, Elend et toi, que je ne connais un seul d’entre eux…
— Tu les reverras, Ham, répondit Vin en lui posant la main sur l’épaule. Quand tout ça sera terminé.
— Oh, je le sais bien, soupira-t-il avec le sourire, toujours optimiste. Mais on ne retrouve jamais ce qu’on a manqué. J’espère que tout ça se révélera en valoir la peine.
Elend secoua la tête et retrouva enfin sa voix.
— Je n’ai qu’une chose à dire. Si cette robe est la tenue des filles de cuisine, je les paie beaucoup trop.
Vin éclata de rire.
— Sérieusement, Vin, poursuivit-il. Les tailleurs de l’armée sont doués, mais je refuse de croire que cette robe provienne des matériaux que nous avons dans le camp. Où l’as-tu trouvée ?
— C’est un secret, répondit Vin qui plissa les yeux en souriant. Nous autres, les Fils-des-brumes, on adore le mystère.
Elend hésita.
— Hum… Moi aussi, Vin, j’en suis un. Ça ne veut rien dire.
— Nous autres, les Fils-des-brumes, nous n’avons pas besoin que nos propos veuillent dire quelque chose, répondit Vin. C’est indigne de nous. Allez, viens, le soleil commence déjà à se coucher. Il faut qu’on y aille.
— Amusez-vous bien à danser avec nos ennemis, leur lança Ham tandis que Vin bondissait hors du bateau, puis s’élançait d’une Poussée dans les brumes.
Elend le salua d’un geste, puis s’éleva lui aussi dans les airs. Tandis qu’il s’envolait, ses oreilles affinées par l’étain entendirent la voix de Ham parler à Cett.
— Donc… vous ne pouvez aller nulle part sans qu’on vous porte, c’est bien ça ? demanda le Cogneur.
Cett répondit par un grognement.
— Très bien, dans ce cas, répondit Ham d’une voix ravie. J’ai un certain nombre d’énigmes philosophiques qui vous plairont certainement…
Se déplacer par bonds grâce à l’allomancie n’avait rien d’évident avec une robe de bal. Chaque fois que Vin commençait à descendre, le bas de la robe s’évasait autour d’elle, se froissait et claquait comme un vol d’oiseaux effrayés.
Vin ne redoutait pas particulièrement de dévoiler ce qui se trouvait sous sa robe. Non seulement il faisait trop sombre pour que la plupart des gens puissent y voir, mais elle portait des pantalons sous les jupons. Malheureusement, les robes qui claquaient au vent – et qui accrochaient l’air – rendaient bien plus difficile l’orientation des sauts. Elles faisaient également beaucoup de bruit. Elle se demanda ce que pensaient les gardes tandis qu’elle passait au-dessus des saillies rocheuses qui formaient les murs naturels de la ville. À ses propres oreilles, elle faisait le bruit d’une dizaine de drapeaux claquant au vent en pleine tempête.
Elle ralentit enfin et visa un toit où l’on avait déblayé la cendre. Elle atteignit le sol avec légèreté, rebondit et se mit à tournoyer, faisant s’évaser sa robe, avant d’atterrir pour attendre Elend. Il la suivit et atterrit moins légèrement avec un choc sourd et un grognement. Non pas qu’il soit mauvais pour les Poussées et Tractions – simplement, il n’avait pas l’expérience de Vin. Elle lui ressemblait sans doute beaucoup lors de ses premières années d’allomancienne.
Enfin… peut-être pas tant que ça, se dit-elle avec une bouffée d’affection tandis qu’Elend s’époussetait. Mais je suis sûre qu’un tas d’autres allomanciens avaient à peu près le niveau d’Elend après tout juste un an d’entraînement.
— C’était une sacrée série de sauts, Vin, déclara Elend qui haletait légèrement tout en jetant un coup d’œil derrière lui aux formations rocheuses abruptes dont les feux brûlaient vivement dans la nuit. Elend portait son uniforme militaire blanc habituel, l’un de ceux que Tindwyl avait conçus pour lui. Il avait fait nettoyer la cendre de celui-ci, et il s’était taillé la barbe.
— Je ne pouvais pas atterrir trop souvent, expliqua Vin. Ces jupons blancs se tachent facilement. Viens, il faut qu’on entre.
Elend se tourna, souriant dans le noir. Il paraissait en fait surexcité.
— Cette robe… Tu as payé un tailleur à l’intérieur de la ville pour qu’il te la fabrique ?
— En fait, j’ai payé un ami dans la ville pour qu’il me la fasse faire et qu’il me procure le maquillage.
Elle s’éloigna en bondissant vers le Bastion Orielle – qui était, selon Lampreste, le site du bal de ce soir-là. Elle se déplaçait dans les airs sans jamais atterrir. Elend la suivait en utilisant les mêmes pièces.
Ils approchèrent bientôt d’une explosion de couleurs dans les brumes, évoquant l’aurore des récits de Sazed. La bulle de lumière se transforma pour devenir l’immense bastion qu’elle avait vu lors de ses infiltrations précédentes, avec ses vitraux éclairés de l’intérieur. Vin s’orienta vers le bas, filant à travers les brumes. Elle envisagea brièvement de se laisser tomber à terre dans la cour – loin des regards – afin de pouvoir approcher discrètement des portes avec Elend. Puis elle changea d’avis.
Ce n’était pas une soirée où se montrer discrets.
Elle se laissa donc plutôt tomber sur les marches tapissées menant à l’entrée principale du bâtiment aux allures de château. En atterrissant, elle souleva des flocons de cendre, dégageant ainsi une petite zone de propreté. Elend atterrit auprès d’elle la seconde d’après, puis se redressa bien droit, sa cape d’un blanc éclatant claquant autour de lui. En haut des marches, deux serviteurs en uniforme accueillaient les invités et les faisaient entrer à l’intérieur du bâtiment. Tous deux s’immobilisèrent, une expression hébétée sur le visage.
Elend tendit le bras vers Vin.
— Si nous y allions ?
Vin prit son bras.
— Oui, répondit-elle. De préférence avant que ces hommes puissent atteindre les gardes.
Ils montèrent les marches à grands pas tandis que des exclamations de surprise s’élevaient derrière eux, là où un petit groupe de nobles sortait de sa voiture. Devant eux, un des serviteurs s’avança pour leur barrer la route. Elend posa prudemment la main sur la poitrine de cet homme, puis l’écarta sur le côté d’une poussée nourrie par le potin. L’homme recula en titubant contre le mur. L’autre s’en alla en courant chercher les gardes.
À l’intérieur de l’antichambre, des nobles en train de patienter se mirent à échanger murmures et questions. Vin les entendit demander si qui que ce soit reconnaissait ces étranges arrivants, l’une vêtue de noir, l’autre de blanc. Elend s’avança d’un pas ferme, avec Vin à ses côtés, ce qui poussa les gens à s’écarter vivement. Elend et Vin traversèrent rapidement la petite pièce, et Elend tendit une carte de visite à un serviteur qui attendait pour annoncer les arrivées dans la salle de bal proprement dite.
Tandis qu’ils patientaient, Vin s’aperçut qu’elle retenait son souffle. Elle avait le sentiment de revivre un rêve – ou était-ce un souvenir très cher ? L’espace d’un instant, elle était redevenue cette jeune fille plus de quatre ans auparavant, qui arrivait au Bastion Venture pour son tout premier bal, nerveuse et inquiète de ne pas réussir à tenir son rôle.
Cependant, elle n’éprouvait plus du tout l’insécurité d’alors. Elle ne s’inquiétait pas qu’on l’accepte. Elle avait tué le Seigneur Maître. Elle avait épousé Elend Venture. Et au milieu du désordre et du chaos – exploit plus remarquable encore –, elle avait découvert qui elle était. Pas une fille des rues, bien qu’elle y ait grandi. Pas une femme de la cour, bien qu’elle aimât la grâce et la beauté. Quelqu’un d’autre.
Quelqu’un qu’elle appréciait.
Le serviteur relut la carte d’Elend et blêmit. Il leva les yeux. Elend croisa son regard puis hocha légèrement la tête, comme pour dire « Oui, je crains que ce soit vrai ».
Le serviteur s’éclaircit la gorge et Elend conduisit Vin dans la salle de bal.
— L’empereur, lord Elend Venture, annonça le serviteur d’une voix claire. Et l’impératrice Vin Venture, Héritière du Survivant, Héros des Siècles.
Un silence soudain – et peu naturel – tomba dans la salle de bal. Vin et Elend s’arrêtèrent à l’entrée de la salle pour laisser aux aristocrates réunis en ces lieux l’occasion de les voir. La grande salle, comme celle du Bastion Venture, servait apparemment aussi de salle de bal. Toutefois, au lieu d’être une haute pièce au large toit en voûte, celle-ci possédait un plafond plutôt bas et la maçonnerie s’ornait de petits dessins complexes. Comme si l’architecte avait recherché la beauté à une échelle délicate plutôt qu’imposante.
La pièce tout entière était taillée dans le marbre de différentes couleurs. Bien qu’elle soit assez grande pour accueillir des centaines de personnes – plus une piste de danse et des tables –, l’ambiance restait intime. La pièce était divisée par des rangées de colonnes de marbre décoratives, puis encore davantage par de larges panneaux de vitrail du sol au plafond. Vin en fut impressionnée – la plupart des bastions de Luthadel ne possédaient de vitraux que sur les murs externes afin qu’ils puissent être éclairés par-dehors. Bien que ce bastion-ci en possède quelques-uns, elle comprit rapidement que les véritables chefs-d’œuvre avaient été placés ici, sur pied, dans la salle de bal où l’on pouvait les admirer des deux côtés.
— Par le Seigneur Maître, murmura Elend en balayant la foule du regard. Ils croient vraiment pouvoir ignorer le reste du monde, hein ?
L’or, l’argent, le bronze et le laiton scintillaient sur des silhouettes aux robes de bal éclatantes et aux costumes impeccables. Les hommes portaient généralement des habits sombres et les femmes des couleurs. Un groupe de musiciens jouait des cordes dans un coin éloigné, sans que cette atmosphère de stupéfaction gêne leur musique. Des serviteurs attendaient, hésitants, portant des boissons et de la nourriture.
— Oui, murmura Vin. On ferait mieux de s’éloigner de l’entrée. Quand les gardes arriveront, il faudra qu’on se mêle à la foule pour que les soldats hésitent à attaquer.
Elend sourit, et elle devina qu’il se faisait une remarque concernant sa tendance à éviter que son dos soit exposé. Cependant, elle savait aussi qu’il comprenait qu’elle avait raison. Ils descendirent le petit escalier de marbre pour se joindre à la foule.
Des skaa auraient peut-être reculé face à un couple si dangereux, mais Elend et Vin portaient le costume des nobles. L’aristocratie de l’Empire Ultime était très douée pour jouer la comédie – et quand elle ignorait comment se comporter, elle retrouvait les normes d’autrefois : les bonnes manières.
Lords et ladies s’inclinèrent et saluèrent, comme s’ils avaient attendu l’arrivée de l’empereur et de l’impératrice. Vin laissa Elend prendre la tête, car il avait bien plus d’expérience qu’elle avec les manières de la cour. Il salua ceux qu’ils croisaient, témoignant du degré nécessaire d’assurance. Derrière, les gardes atteignirent enfin les portes. Ils s’arrêtèrent toutefois, hésitant à perturber la fête.
— Là, déclara Vin en montrant un emplacement sur leur gauche.
À travers une cloison de vitrail, elle distinguait une silhouette assise à une table surélevée.
— Je le vois, répondit Elend qui contourna la vitre et offrit à Vin son premier aperçu d’Aradan Yomen, roi du Dominat Occidental.
Il était plus jeune qu’elle ne s’y attendait – peut-être aussi jeune qu’Elend. Le visage rond, le regard sérieux, Yomen s’était fait raser le crâne à la manière des obligateurs. Sa robe gris sombre témoignait de son rang, tout comme les tatouages complexes entourant ses yeux, qui le désignaient comme un membre très haut placé du Canton des Ressources.
Yomen se leva tandis qu’Elend et Vin approchaient. Il paraissait totalement sidéré. Derrière, les soldats avaient commencé à s’avancer prudemment dans la pièce. Elend s’arrêta à une certaine distance de la haute table, avec sa nappe blanche et ses couverts de cristal pur. Il croisa le regard de Yomen, et les autres invités gardaient un tel silence que Vin devina que la plupart retenaient leur souffle.
Elle étudia ses réserves de métaux et se retourna légèrement pour maintenir les gardes à l’œil. Puis, du coin de l’œil, elle vit Yomen lever la main et faire discrètement signe aux gardes de reculer.
La pièce se remplit presque aussitôt de bavardages. Yomen se rassit, l’air troublé, sans reprendre son repas.
Vin leva les yeux vers Elend.
— Bon, murmura-t-elle, on y est. Et maintenant ?
— Il faut que je parle à Yomen, répondit Elend. Mais j’aimerais patienter un peu d’abord ; le laisser s’habituer à notre présence.
— Dans ce cas, on devrait se mêler à la foule.
— Nous séparer ? On pourra parler à plus de nobles comme ça.
Vin hésita.
— Je suis capable de me protéger, Vin, lui dit Elend en souriant. Je te le promets.
— D’accord, acquiesça Vin, bien que ce ne soit pas la seule raison de son hésitation.
— Parle à autant de gens que tu pourras, reprit Elend. Nous sommes ici pour détruire l’impression de sécurité qu’éprouve ce peuple. Après tout, nous venons de prouver que Yomen ne peut pas nous garder hors de Fadrex – et de montrer que nous nous sentons tellement peu menacés par lui que nous sommes prêts à danser lors d’un bal auquel il assiste. Une fois que nous aurons un peu fait sensation, je parlerai au roi, et tu peux être sûre qu’ils écouteront tous.
Vin hocha la tête.
— Quand tu te mêleras à la foule, cherche les gens qui paraissent disposés à nous soutenir contre le gouvernement actuel. Lampreste a laissé sous-entendre qu’il y a des personnes en ville qui ne sont pas satisfaites de la manière dont leur roi gère les choses.
Elend acquiesça, l’embrassa sur la joue, puis elle se retrouva seule. Vin, dans sa superbe robe de bal, éprouva un moment de stupéfaction. Ces deux dernières années, elle avait déployé des efforts manifestes pour éviter de se retrouver dans des situations où elle porterait des robes et se mêlerait à la noblesse. Elle avait tenu à se vêtir de chemises et de pantalons, s’imposant le devoir de semer le malaise chez ceux qu’elle trouvait trop arrogants.
Et pourtant, c’était elle qui avait suggéré à Elend de s’infiltrer dans ce bal. Pourquoi donc ? Pourquoi se replacer d’elle-même dans cette situation ? Elle n’était pas mécontente de ce qu’elle était – elle n’avait rien à prouver en enfilant une nouvelle robe de bal stupide et en faisant la conversation à une bande de nobles qu’elle ne connaissait pas.
N’est-ce pas ?
Trop tard pour s’en soucier, se dit Vin en balayant la foule du regard. Les bals de la noblesse à Luthadel – et elle ne pouvait que supposer qu’il en allait de même ici – étaient des manifestations d’une courtoisie extrême destinées à encourager les gens à se mélanger et par conséquent à faciliter les concessions politiques. Les bals étaient autrefois la principale activité sportive des nobles, qui menaient des vies privilégiées sous le règne du Seigneur Maître parce que leurs ancêtres étaient ses amis avant son Ascension.
Ainsi, la foule se composait de petits groupes – dont certains étaient mixtes, mais beaucoup ne comportaient que des hommes ou que des femmes. Les couples n’étaient pas censés rester entre eux tout du long. Il y avait des pièces latérales où les hommes pouvaient se retirer pour boire avec leurs alliés, laissant les femmes converser dans la salle de bal.
Vin s’avança et s’empara discrètement d’une coupe de vin sur le plateau d’un serviteur de passage. En se séparant, Elend et elle se déclaraient ouverts à toute conversation avec les autres. Malheureusement, il y avait bien longtemps que Vin ne s’était retrouvée seule à une fête comme celle-ci. Elle se sentait mal à l’aise, ne sachant trop s’il valait mieux s’approcher de l’un des groupes ou attendre de voir si qui que ce soit venait vers elle. Elle se sentait un peu comme lors de la première soirée où elle s’était rendue au Bastion Venture en se faisant passer pour une aristocrate isolée, avec Sazed pour seul guide.
Ce jour-là, elle avait joué un rôle, se cachant derrière le personnage de Valette Renoux. Elle ne pouvait plus le faire désormais. Tout le monde savait qui elle était réellement. Ce qui l’aurait dérangée à une époque, mais plus maintenant. Malgré tout, elle ne pouvait pas se contenter d’agir comme elle le faisait alors – d’attendre que les autres viennent vers elle. La foule entière paraissait la dévisager.
Elle traversa la splendide pièce blanche à grands pas, consciente de la façon dont sa robe noire contrastait avec les tenues colorées des autres femmes. Elle contourna les panneaux de verre bigarré qui pendaient du plafond comme des rideaux de cristal. Elle avait appris lors des bals qu’il y avait une chose sur laquelle elle pouvait toujours compter : lorsque des femmes de l’aristocratie se rassemblaient, il y en avait toujours une qui se faisait passer pour la plus importante.
Vin la trouva sans trop de mal. Elle avait les cheveux sombres et la peau hâlée, et elle était assise à une table au milieu des flagorneuses. Vin reconnaissait cette expression arrogante, la façon dont cette femme parlait juste assez fort pour en imposer, mais juste assez bas pour que toutes soient suspendues à ses lèvres.
Vin s’approcha d’un pas déterminé. Des années plus tôt, elle avait été contrainte de commencer tout en bas. Elle n’avait plus de temps pour ça. Elle ignorait les subtilités de la politique de cette ville – les allégeances et rivalités. Cependant, elle avait une certitude.
Quel que soit le côté où se positionnait cette femme, Vin comptait se placer du côté opposé.
Plusieurs des flagorneuses levèrent les yeux quand Vin approcha, et pâlirent. Leur meneuse eut le sang-froid de se montrer distante. Elle va tenter de m’ignorer, songea Vin. Je ne peux pas lui laisser cette possibilité. Vin s’assit à la table, juste en face de cette femme. Puis elle se tourna pour s’adresser à plusieurs des jeunes flagorneuses.
— Elle compte vous trahir, déclara Vin.
Les femmes échangèrent des regards.
— Elle projette de quitter la ville, poursuivit-elle. Quand l’armée attaquera, elle ne sera plus là. Et elle va toutes vous laisser mourir. Toutefois, si vous vous alliez à moi, je m’assurerai de votre protection.
— Pardon ? demanda la meneuse d’une voix indignée. Vous ai-je invitée à vous asseoir ici ?
Vin sourit. C’était facile. Tout le pouvoir du chef d’une bande de voleurs reposait sur l’argent – si on le lui retirait, il tombait. Pour une femme comme celle-ci, le pouvoir reposait sur les gens qui l’écoutaient. Pour la pousser à réagir, il suffisait de menacer de lui retirer ses subalternes.
Vin se retourna pour lui faire face.
— Non, vous ne m’avez pas invitée. Je me suis invitée moi-même. Il fallait que quelqu’un mette ces dames en garde.
La femme renifla.
— Vous répandez des mensonges. Vous ne connaissez rien de mes plans supposés.
— Ah non ? Vous n’êtes pas du genre à laisser un homme comme Yomen décider de votre futur, et si les autres personnes ici présentes y réfléchissent, elles s’apercevront que vous ne vous laisserez jamais piéger dans Fadrex sans projeter de vous enfuir. Je m’étonne même que vous soyez encore ici.
— Vos menaces ne m’effraient pas, répondit la dame.
— Je ne vous ai pas encore menacée, observa Vin en buvant une gorgée de vin. (Elle exerça une Poussée prudente sur les émotions des femmes présentes à cette table afin de les rendre plus inquiètes.) Nous pourrions y venir, si vous le souhaitez – même si, techniquement, j’ai déjà menacé votre ville tout entière.
La femme regarda Vin en plissant les yeux.
— Ne l’écoutez pas, mesdames.
— Entendu, lady Patresen, répondit un peu trop vite l’une des femmes.
Patresen, songea Vin, soulagée que quelqu’un ait enfin prononcé son nom. Est-ce que je connais ce nom ?
— La Maison Patresen, déclara Vin d’un ton badin. N’est-ce pas une famille cousine de la Maison Elariel ?
Lady Patresen garda le silence.
— Un jour, j’ai tué une Elariel, déclara Vin. C’était un beau combat. Shan était une femme très intelligente, et une Fille-des-brumes hors pair. (Elle se pencha.) Vous pensez peut-être que les histoires à mon sujet sont exagérées. Que je n’ai pas vraiment tué le Seigneur Maître, et que ces récits ne sont qu’une propagande visant à stabiliser le règne de mon mari.
» Pensez ce que bon vous semble, lady Patresen. Cependant, vous devez comprendre une chose : vous n’êtes pas mon adversaire. Je n’ai pas de temps à perdre avec les gens comme vous. Vous êtes une femme sans importance dans une ville insignifiante, qui appartient à une culture condamnée de la noblesse. Je ne vous parle pas parce que je souhaite prendre part à vos projets ; vous n’imaginez même pas à quel point je m’en moque. Je ne suis ici que pour vous mettre en garde. Nous allons prendre cette ville – et quand ce sera fait, il y aura peu de place pour les gens qui s’opposeront à nous.
Patresen pâlit très légèrement. Cependant, elle reprit la parole d’une voix calme.
— J’en doute fort. Si vous pouviez prendre cette ville aussi facilement que vous l’affirmez, vous l’auriez déjà fait.
— Mon mari est un homme d’honneur, répondit Vin, et il a décidé qu’il souhaitait s’entretenir avec Yomen avant d’attaquer. Moi, en revanche, je suis bien moins modérée.
— Eh bien, à mon avis…
— Vous n’avez pas compris, dites-moi ? demanda Vin. Peu importe votre avis. Écoutez, je sais que vous êtes du genre à avoir des contacts haut placés. Ils vous auront déjà appris la taille de notre armée. Quarante mille hommes, vingt mille koloss, et tout un contingent d’allomanciens. Plus deux Fils-des-brumes. Mon mari et moi n’assistons pas à cette soirée pour nous faire des alliés, ni même des ennemis. Nous venons délivrer une mise en garde. Je vous suggère de l’écouter.
Elle ponctua ce dernier commentaire d’un puissant Apaisement. Elle voulait que ces femmes s’en rendent compte, qu’elles comprennent qu’elle les tenait bel et bien en son pouvoir. Puis elle se leva et s’éloigna de la table.
Ce qu’elle avait dit à Patresen importait peu en réalité : l’important était qu’on l’ait vue l’affronter. Avec un peu de chance, ce serait suffisant pour placer Vin d’un certain côté dans la politique locale et la rendre moins menaçante aux yeux de certaines factions présentes dans la pièce. Ce qui, ensuite, la rendrait plus accessible et…
Un bruit de chaises s’écartant d’une table retentit derrière elle. Vin se retourna, méfiante, et vit la clique de lady Patresen s’approcher d’elle en toute hâte, laissant sa meneuse pratiquement seule à table, l’expression mauvaise.
Vin se tendit.
— Lady Venture, déclara l’une des femmes. Peut-être nous laisseriez-vous… vous présenter aux convives ?
Vin fronça les sourcils.
— S’il vous plaît, ajouta la femme tout bas.
Vin cligna des yeux, surprise. Elle s’était attendue à ce que ces femmes lui en veuillent, pas à ce qu’elles l’écoutent. Elle regarda autour d’elle. La plupart des femmes paraissaient si intimidées que Vin s’attendait presque à les voir se flétrir comme feuilles au soleil. Quelque peu perplexe, elle hocha la tête et se laissa entraîner vers la fête pour y être présentée.